16
Le lendemain matin David avait encore perdu un kilo. Cette constatation l’inquiéta car il était resté très passif au cours des deux derniers jours. Cela signifiait que lorsqu’il lui faudrait déployer une grande activité physique, il maigrirait plus vite encore, et dans des proportions beaucoup plus angoissantes. Combien lui « coûterait » une marche forcée dans la forêt ? Une course, une escalade ? Trois, quatre kilos en moins ? Il se dépêcha de chasser cette pensée et s’habilla.
Au rez-de-chaussée, il croisa ses anciens élèves de l’atelier de création littéraire qui firent semblant de ne pas le reconnaître. Il avait appris grâce au panneau d’affichage du hall qu’Ursula Pooshkie s’était finalement résignée à le remplacer par un poète postmoderne pratiquant la déconstruction du langage et l’onomatopée primale.
Emmy voulait louer un 4x4, ils partirent donc à la recherche d’une agence. Pendant qu’ils traversaient la ville, le romancier ne put s’empêcher de regarder fréquemment par-dessus son épaule. Il avait la conviction d’être suivi... épié. Quelque chose lui soufflait qu’Orroway s’amusait à le frôler, à se pavaner sous son nez. La fête foraine permettait tous les déguisements. Orroway se cachait peut-être sous le maquillage du clown vendeur de ballons... ou bien sous le masque mortuaire de ces touristes travestis en squelette ? Comment savoir ? C’était l’un des grands plaisirs du Gotcha : s’approcher le plus près possible de la proie sans éveiller son attention. David avait lui aussi connu cette excitation, vingt ans plus tôt, chaque fois qu’il avait triomphé de la méfiance et des précautions d’Orroway. Aujourd’hui, il ne conservait qu’un souvenir très vague des parties qui avaient fait se ruer l’adrénaline dans ses veines, et, pour dire la vérité, il trouvait ce jeu un peu stupide. Était-il possible qu’Orroway en ait conçu une humiliation durable ? Avait-il souffert de l’amitié distraite du jeune Sarella au point de la considérer comme une aumône insultante ?
« Mon Dieu, songea David. Tant d’années ont passé, nous sommes presque vieux, et il pense encore à ces bêtises ? »
Il avançait dans le sillage d’Emmy, sursautant dès qu’un fêtard à masque de citrouille se précipitait dans sa direction. Des idées saugrenues lui traversaient l’esprit. Il songeait aux romans d’espionnage un peu fous des années 60, et à leur naïve panoplie de gadgets mortels : le chat dressé à tuer, le sandwich fourré aux explosifs, le ballon rouge rempli de gaz cyanhydrique... James Bond, Modesty Blaise. C’était à qui irait le plus loin dans l’invraisemblance. La mort se fournissait au rayon farces et attrapes. Orroway, comme David, avait été un fervent lecteur de cette littérature de drugstore. N’allait-il pas céder à la tentation d’en ressusciter les fastes ?
L’agence de location était coincée entre une grande maison rose d’aspect colonial et une patinoire couverte dont on annonçait l’ouverture prochaine. Emmy y trouva un 4x4 japonais qui parut la satisfaire.
— On a l’air de partir en safari, déclara David en se hissant dans le monstre. Si Orroway nous regarde, il doit bien s’amuser.
Ils prirent aussitôt la direction de Bumpass Hell, l’enfer des marmites de boue, pour prendre contact avec le nain. Cette fois, Emmy était armée. Il leur fallut près d’une heure pour retrouver la maison miniature de Jack. Finalement, ce fut le chasseur de putois qui les prit à revers et surgit dans leur dos sans qu’ils l’aient entendu approcher. Il puait toujours autant mais semblait ravi de la visite. Emmy lui expliqua qu’elle voulait tout savoir de la grotte de l’Ours Rugissant.
— Laquelle ? ricana le nain. La vraie ou la fausse ?
— Pourquoi ? s’étonna David, on a le choix ?
— Ouais, s’esclaffa Jack. La municipalité en a construit une au bord du lac, à l’usage des touristes qui auraient entendu parler de la légende. C’est une caverne de béton armé, complètement artificielle. Il y a des vibreurs mécaniques dans les crevasses pour faire croire à un tremblement de terre, et des hautparleurs qui diffusent des hurlements d’ours enregistrés. Je suppose que ce n’est pas celle-là qui vous intéresse.
— Et l’autre ? s’enquit la jeune femme.
— L’autre, grogna Jack, la vraie, elle est perdue dans la montagne. En réalité c’est un trou dans le flanc du volcan. Personne ne va jamais là-bas parce que les crevasses rejettent des émanations soufrées très irritantes. On a vu des randonneurs perdre la vue et s’asphyxier en voulant la visiter. Depuis, l’accès en est interdit. De toute manière, c’est à cet endroit qu’on a installé la zone de repeuplement des grizzlys. Pour accéder à la caverne, il faut traverser la réserve en voiture, les vitres remontées. Une barrière électrifiée entoure toute cette partie de la forêt. Il faut demander un permis pour y accéder, et le garde vous empêchera d’aller jusqu’à la grotte, il est payé pour ça.
— Y a-t-il des ruches ? interrogea David.
— Non, grogna Jack. Mais il y a des essaims sauvages installés dans les troncs creux. Une race d’abeilles particulièrement agressives, rapides à l’attaque. Il faut s’en méfier. Il n’y a guère que les ours qui osent leur tenir tête.
— C’est ça, souffla Emmy en jetant un regard entendu au romancier. Vous aviez raison. Il a tout reconstitué... il a même probablement réimplanté les ruches.
— Qu’est-ce que vous voulez faire là-haut ? interrogea le nain. Je vous préviens que ce ne sera pas une partie de plaisir, et qu’on risque de se faire plomber le cul par le garde. Il a peur des braconniers autant que des ours, et il tire sur tout ce qui bouge.
— Vous connaissez un passage ? répliqua Emmy.
— Je connais tous les passages, gronda Jack. Mais c’est un sale coin. Et pas uniquement à cause des grizzlys.
— Qu’y a-t-il encore ? s’impatienta la jeune femme. Vous voulez faire monter les prix ?
— Non, grogna le nain. Mais il faudra traverser un village de bûcherons. Groinstown. Ce sont les anciens habitants du lac qu’on a expropriés pour bâtir la station. Inutile de vous dire qu’ils ne portent pas les touristes dans leur cœur. Je vous préviens que ça ne sera pas agréable. La dernière fois que des gens de la ville sont montés les voir, ils les ont foutus à poil et plongés dans le goudron. On pense qu’auparavant les gars de la scierie se sont un peu amusés avec la fille.
— Il n’y a pas eu d’enquête ? fit Emmy.
— Pas de plainte déposée. Les victimes ont plié bagage le soir même sans demander leur reste.
— Combien voulez-vous pour nous guider jusque là-haut ? lança la jeune femme.
— J’veux pas d’argent, cracha le nain. À quoi ça me servirait ?
— Alors quoi ?
— J’veux devenir le héros d’une aventure de Conan Lord, voilà ! annonça-t-il après quelques secondes de réflexion. J’veux que mon nom soit marqué dans le livre : Jack le Putois, et qu’on me dessine sur la couverture, au-dessous du titre. J’veux que M’sieur Sarella me signe un papier comme quoi il le fera, et qu’après on m’expédie une pleine caisse de ces bouquins. Je les distribuerai dans la station, ils en feront une gueule !
— C’est possible ? s’enquit Emmy en se tournant vers David.
— Bien sûr, fit celui-ci. Vous voulez que je signe avec mon sang ?
Tirant son carnet à couverture de caoutchouc noir de sa poche, il rédigea un court contrat qu’il signa et tendit au nain. Ce dernier le déchiffra d’un œil avide.
— C’est bon, conclut-il. Je vous emmènerai, mais vous allez serrer les dents et les fesses, je préfère vous prévenir !
Il leur dressa une liste des provisions et du matériel à emporter et leur donna rendez-vous pour 2 heures, au même endroit.
Ils retournèrent en ville pour acheter de la corde, des lampes-tempête, des rations et des jerricans d’eau potable. David se faisait l’effet de partir pour l’Ouest, en pionnier des premiers âges. Emmy effectuait ces emplettes avec un grand sérieux. Elle était tellement persuadée d’avoir le contrôle des événements qu’elle en devenait attendrissante. Elle ressemblait à ces jeunes médecins, dont l’encre du diplôme est à peine sèche, et qui se drapent dans un sérieux exagéré pour impressionner leurs premiers clients. David songea qu’elle serait probablement devenue charmante si elle avait cessé de se surveiller pendant un moment. Combien de temps comptait-elle vivre de cette manière, corsetée dans sa carapace de femme-flic inentamable ? Assimilait-elle les sentiments à des virus dangereux dont elle devait se garder à tout prix ?
Sur le parking de l’hôtel, David récupéra le 45 de son père et le module de communication qu’il glissa dans les diverses poches de sa veste de cuir. Il n’oublia pas les gouttes oculaires qui risquaient de lui être bien utiles s’il fallait camper en forêt. Ainsi lesté, il attendit le retour de la jeune femme. La valise métallique contenant les « médicaments » se trouvait derrière son siège, afin qu’on pût s’en saisir rapidement si le besoin s’en faisait sentir.
Il dut resserrer d’un cran la ceinture de son pantalon qui glissait sur ses hanches. Dans trois jours, il flotterait dans ses vêtements. Dans trois jours... s’il était encore en vie !
Emmy apparut enfin, et ils quittèrent le parking de l’hôtel tandis qu’Ursula Pooshkie leur adressait des signes de la main. Elle paraissait inquiète, et sur le point de fondre en larmes.
Un quart d’heure plus tard, ils arrivaient devant le repaire de Jack. Le nain les attendait, assis sur une pierre, sa petite carabine en bandoulière. Il portait des guenilles repoussantes dont l’odeur prenait à la gorge. Emmy demeura imperturbable. Quand Jack s’installa dans la voiture, le calvaire atteignit les limites du supportable. « Dans dix minutes nous ne sentirons plus rien, se répétait David. Dix minutes de courage et nos récepteurs olfactifs auront assimilé cette puanteur... »
— Belle voiture, ricana le nain. J’espère que nous pourrons la ramener entière.
— Indiquez-moi la route à suivre, répliqua Emmy sans s’émouvoir.
Le 4x4 s’enfonça dans la forêt, et, très vite, David eut le sentiment que le monde civilisé n’existait plus.
Les séquoias redwood jaillissaient du sol, tours, donjons d’une forteresse dont les murailles se seraient éboulées depuis longtemps. Leurs racines déformaient la terre. Il y avait quelque chose de sinueux dans ces troncs – d’artériel – qui évoquait le cou d’un dinosaure à demi enseveli.
David secoua la tête pour chasser ces images stupides et un peu angoissantes. Il fallait résister à la dérive mentale de la drogue.
— À partir de maintenant, expliqua Jack, il faudra faire attention dès que vous poserez le pied par terre. Les gens de Groinstown ont entrepris de boycotter le repeuplement des grizzlys, je vous l’ai déjà dit. Ils ont la foutue habitude de disposer des pièges à ours dans les broussailles. Ça fonctionne comme un piège à loup, sauf que c’est beaucoup plus gros et que ça peut couper les jambes d’un homme à la hauteur du genou. C’est aussi un moyen d’emmerder les touristes. Faites gaffe, ou vous risquez de vous retrouver cul-de-jatte... et encore plus handicapés que moi !
Il tira de ses hardes un morceau de tabac à chiquer et mordit dedans.
— Groinstown c’est un vrai parc à demeurés, grogna-t-il. Faudrait passer en vitesse, toutes vitres remontées, comme dans les réserves d’animaux sauvages. C’est un village bâti autour d’une scierie. Y’a là-haut des gars qui ne savent ni lire ni écrire, des mecs qui abattent un arbre en dix coups de cognée. Ils n’ont pas digéré qu’on les écarte du lac.
— On ne peut pas faire un détour ? s’enquit Emmy.
— Non, c’est le seul accès à la réserve. Là-haut la forêt est trop dense, la voiture ne passerait pas entre les arbres, on est forcé de suivre la route. Ce ne sera pas une partie de plaisir.
David remarqua qu’il paraissait extrêmement nerveux et ne cessait de tripoter sa petite carabine d’enfant.
— Ces types, grommela encore le nain, si vous voulez vous faire une idée de ce qui vous attend, imaginez des ours qu’on aurait épilés avant de leur passer un pantalon et une chemise à carreaux. Ils sont... immenses. Et mauvais comme la gale.
— Vous avez déjà eu affaire à eux ? demanda David.
— Ouais, murmura le nain. Ils ne m’aiment pas. À plusieurs reprises ils ont essayé de m’avoir, c’est pour ça que j’ai camouflé ma cabane, sinon ils seraient bien foutus de l’arroser d’essence et d’y flanquer le feu. Quand nous entrerons à Groinstown, il faudra remonter la rue principale sans s’arrêter, et le plus vite possible. Je me cacherai sous la bâche. S’ils me voyaient, ça les exciterait et on aurait des ennuis.
Emmy restait imperturbable, sans doute pensait-elle qu’en cas de malheur il lui suffirait d’exhiber le Bulldog accroché à sa hanche pour ramener le calme ? David n’en était pas aussi sûr.
Le silence s’installa, seulement troublé par les rugissements du moteur. La voiture tressautait sur les grosses racines des séquoias bosselant la route. Le feuillage était si touffu qu’une pénombre oppressante régnait sous le couvert. En raison de son anomalie visuelle, le romancier n’y voyait plus grand-chose. Les ténèbres conspiraient pour encercler le véhicule. Mal à l’aise, il décida d’instiller sans attendre trois gouttes de produit dans chacun de ses yeux, tant pis s’il était ébloui lorsqu’on émergerait à l’air libre, il ne supportait plus cette obscurité factice où semblaient grouiller des formes indistinctes. Il n’ignorait pas que la drogue amplifiait les proliférations fantasmatiques, et il ne voulait surtout pas lui donner la moindre chance de développer une quelconque construction hallucinatoire, comme cela s’était déjà produit au cours des derniers jours. Les gouttes firent rapidement effet, délayant le clair-obscur des frondaisons, et les arbres parurent soudain pris dans le halo d’un scialytique, ne laissant plus rien ignorer des détails de leur écorce. David songea qu’il avait eu la main un peu lourde, puis cessa d’y penser.
Le 4x4 rebondissait tellement sur les racines qu’en fermant les paupières on avait l’illusion de se déplacer à dos de chameau. La densité de la végétation semblait s’opposer à toute pénétration, dressant des barrières successives de plus en plus drues. Quant à la puissance des séquoias, elle faisait éclore dans l’esprit du romancier des idées d’écrasement. « Des pieds, pensait-il depuis un moment déjà. On dirait des pieds d’éléphant ou... de dinosaure. Nous sommes en train de nous faufiler sous le ventre de bêtes gigantesques. Quand elles s’apercevront de notre présence, elles nous piétineront ! »
Il n’osait plus lever la tête, de peur d’apercevoir – en guise du toit de feuilles – les ventres énormes des sauriens habitant la forêt. Il s’était ratatiné sur son siège, retenant son souffle. Il imaginait la carcasse de la voiture prise dans le cataclysme d’une débandade. Les pattes des monstres l’aplatissant, la faisant rouler comme une boîte de bière vide. Il enfonça les ongles dans le cuir de son siège pour faire refluer l’hallucination. Personne ne parlait, mais le souffle des respirations emplissait l’habitacle.
David eut envie de se tourner vers ses compagnons et de leur crier : « Faisons demi-tour, vous ne comprenez pas que nous fonçons tête baissée dans un piège ? Les gens qui vivent là-haut ont probablement été prévenus de notre arrivée, ils nous attendent. Ils travaillent pour Orroway, tous... ils ne nous laisseront pas passer. » Il observa Emmy. La lumière du sous-bois lui faisait le visage vert. Elle était crispée sur le volant, les bras tendus. Il lui exposa ses craintes.
— Oh ! Ça suffit, dit-elle, vous n’allez pas me faire le coup du village peuplé de crétins consanguins ! Pitié ! Nous passerons sans nous arrêter et il n’arrivera strictement rien, mettez-vous ça dans la tête.
Au bout d’une demi-heure d’ascension cahotique, les arbres s’espacèrent et la voiture déboucha dans une vaste tonsure de la forêt au centre de laquelle se dressaient des maisons de planches à l’ancienne. Une dizaine, guère plus, disposées en cercle de sorcière. Le bruit d’une scie mécanique montait d’un grand hangar bancal et une odeur de sciure flottait dans l’air. David, ébloui par la lumière, se dépêcha de remettre ses lunettes. D’un coup, le ciel lui sembla presque blanc, comme si une explosion atomique venait de se produire dans le lointain. Les gens lui apparaissaient dans un halo flou, fantômes en cours de dissolution. Une douleur sourde lui vrilla le nerf optique, annonçant l’arrivée imminente d’une migraine ophtalmique.
— Qu’avez-vous ? interrogea Emmy.
— Je ne vois plus rien, balbutia David. Mes pupilles sont trop dilatées.
— Encore vos foutues gouttes ! siffla la jeune femme, c’était bien le moment de sortir vos gadgets !
Il se massa les tempes. Des larmes lui coulaient sur les joues. Il aurait préféré garder les paupières closes, toutefois il ne pouvait se résoudre à traverser le village en aveugle. Jack s’était aplati à l’arrière afin qu’on ne puisse l’apercevoir de l’extérieur, mais la rue principale était assez étroite, et si quelqu’un avait le malheur de s’approcher du 4x4 il n’aurait aucun mal à voir le nain recroquevillé sur le plancher. David mit sa main en visière au-dessus des Wayfarer pour affaiblir la réverbération du soleil. Groinstown lui offrait l’image hallucinatoire d’un univers uniformément blanc, bâti avec de la craie ou de la mousse à raser. Les lames des haches et des scies dardaient vers lui des flashes douloureux. Il ne distinguait plus les couleurs des vêtements, car le monde se résumait à une juxtaposition de noirs et de blancs répartis en masses inégales. Les chromes des voitures palpitaient, gros serpents de mercure se rétractant pour bondir.
— Bon sang ! dit Emmy entre ses dents, ôtez votre main de votre figure, vous avez l’air d’un criminel en fuite qui essaye de se cacher ! Tout le monde vous regarde !
— Je ne peux pas, gémit le romancier, je pleure.
Il n’exagérait pas, les larmes coulaient sur ses joues en un flot continu.
— Vous êtes le point de mire de tous les bouseux, rugit la jeune femme. Les commères vous dévisagent et les hommes ont l’air d’essayer de se rappeler s’ils ont vu récemment votre bobine sur un avis de recherche.
— Accélérez ! souffla David. Vous roulez au pas. On dirait que vous suivez un convoi mortuaire.
— Je ne peux pas faire autrement ! chuinta Emmy. La rue est barrée.
— Quoi ?
— Il y a un camion arrêté à la sortie du village, en travers du passage. Des types sont en train d’y charger des planches. Il y en a visiblement encore pour un moment et je ne peux tout de même pas leur demander de dégager la route.
David se crispa. Il regarda droit devant lui, au travers du pare-brise, mais au-delà de trois mètres le monde se changeait en une grande palpitation lumineuse où bougeaient des formes inidentifiables. Il enrageait de se retrouver à demi aveuglé en un tel moment.
— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il en se tournant vers la tache rose qu’était devenu le visage d’Emmy.
— Je suis forcée de m’arrêter, dit faiblement la jeune femme. Il y a une sorte de drugstore. Allons y faire quelques courses pour jouer aux touristes.
— Non ! glapit Jack toujours recroquevillé sur le plancher. Ne me laissez pas là ! Dès que vous serez sortis, les gosses s’approcheront de la voiture pour regarder dedans ! Ils vont me voir !
— Je suis désolée, souffla Emmy. Mais je ne peux pas forcer le barrage, et c’est visiblement la seule route pour sortir de ce bled. Merde ! Ce camion doit peser trente tonnes, que voulez-vous que je fasse ?
— Ce n’est pas normal, murmura David. C’est un piège, j’en suis sûr. La route barrée au moment même où nous arrivons... Vous ne comprenez pas que tout cela était prémédité ?
— Assez avec la parano ! C’est juste une coïncidence, martela Emmy. Pourquoi se préoccuperaient-ils de la circulation puisqu’il ne passe jamais personne ? Nous sommes tombés au mauvais moment, voilà tout. Nous allons nous arrêter à l’épicerie, acheter deux ou trois bricoles et sourire aux indigènes. Avec un peu de chance tout se passera bien. Essayez d’avoir l’air normal, c’est tout.
— Faites marche arrière ! ordonna le romancier. Tirons-nous !
— Ce n’est pas possible, dit la jeune femme. Il y a déjà une dizaine de gosses derrière nous, et la rue est très étroite. Si je fais demi-tour, nous aurons l’air de prendre la fuite.
David enrageait de ne pouvoir se rendre compte des choses par lui-même. Un mauvais pressentiment lui étreignait la poitrine et l’insouciance d’Emmy lui donnait envie d’expédier des gifles au hasard.
— Ne vous arrêtez pas ! suppliait toujours Jack.
— Taisez-vous ! ordonna Emmy. L’un des types vient vers nous. Planquez-vous sous la bâche et ne bougez plus.
David perçut le bruit de la vitre latérale qui s’abaissait électriquement. Une ombre entra dans la lumière. Une odeur de sueur et de bière flotta jusqu’à ses narines.
— Désolé ma p’tite dame ! lança une voix grasseyante, mais on doit charger, c’est le boulot. Y’en a encore pour un quart d’heure. Allez donc boire un coup au drugstore histoire de patienter, dites que c’est Dick Malloy, le roi de la cognée, qui vous l’offre.
— C’est très gentil de votre part, dit Emmy. De toute manière nous ne sommes pas pressés. Nous allons à la réserve.
— Drôle d’idée, grommela l’homme. Vous aussi vous voulez photographier les ours en train de chier ? Vous feriez mieux de nous tirer le portrait à moi et à mes copains. À poil on vaut le coup d’œil ! Dites donc, ça sent drôle dans votre bagnole. Vous auriez pas écrasé un putois en montant ?
— Si, fit précipitamment Emmy. Il s’est jeté sous nos roues. Vous croyez que ça partira ?
— Au bout d’un moment, oui. Vous ne l’avez pas ramassé au moins ? On dirait que l’odeur vient plutôt de l’intérieur...
— Non, fit la jeune femme. Le ramasser ? Pourquoi donc ?
— Oh ! avec les touristes faut s’attendre à tout, marmonna le bûcheron. Vous auriez pu avoir dans l’idée de le soigner ! Les randonneuses... j’ai parfois l’impression qu’elles allaiteraient n’importe quelle bestiole pour jouer à la maman. Elles feraient mieux de se faire cloquer un loupiot dans le buffet, mes copains et moi on est tout prêts à leur rendre ce genre de service si y’a plus de vrais mâles dans les grandes villes !
Emmy se força à rire.
— Pourquoi qu’il pleure votre mari ? lança le type qui s’était de toute évidence accoudé à la portière. C’est d’avoir écrasé un putois qui le rend si triste ? Il a sûrement pas fait la guerre, alors !
— Non, se dépêcha d’expliquer Emmy. Il est allergique à... la lumière du soleil.
— Comme les vampires ? dit le bûcheron en éclatant d’un gros rire. Merde, y va pas se dissoudre tout d’un coup au moins ? Sinon dites-le-moi, je préviendrai les autres, on n’a pas beaucoup de distractions dans le coin !
Son hilarité avait quelque chose de menaçant, ses efforts de politesse frisaient l’impertinence. David s’essuya les joues en essayant de conserver une allure impassible. Le bûcheron ne se décidait toujours pas à bouger, bloquant la portière. Il reniflait ostensiblement.
— Sauf votre respect, grogna-t-il, ça pue. On peut vous nettoyer ça, si vous voulez ? Un coup de jet, deux giclées de savon et ça sera comme neuf.
David décida de descendre. Il fallait faire quelque chose pour abréger la conversation. À tâtons, il ouvrit la portière et chercha le marchepied.
— Vous devriez vous occuper de vot’mari, ricana l’homme. L’a tout l’air parti pour se casser la figure. Ça doit pas être rigolo pour une jolie fille comme vous de vivre avec un infirme, non ? Y peut plus vous regarder. Et puis il a le poil plutôt gris, ça vous dirait rien un gars jeune et sain ?
— Quand la voie sera-t-elle dégagée ? s’enquit Emmy en durcissant le ton.
— Faut pas vous vexer, grogna l’homme. Vous savez, ici, on n’est pas méchant, on parle sans détour. Allez donc à l’épicerie-buvette de la vieille Maggie, dites bien que c’est Dick Malloy qui vous envoie !
David percevait les rires des enfants autour de lui. L’un d’eux lui piqua la fesse avec un bâton épineux, provoquant les hoquets d’hilarité de ses camarades. Un pas précipité l’avertit qu’Emmy faisait le tour du véhicule. Il entendit le « bip » de verrouillage des portières et songea à Jack, ratatiné sous sa bâche. La main de la jeune femme se referma sur son biceps.
— Venez, lui chuchota Emmy. Nous allons entrer au drugstore. Je n’aime pas l’ambiance qui règne ici. Ce type... Malloy... il n’arrête pas de nous regarder.
David se demanda s’il avait une chance de désamorcer l’hostilité ambiante en continuant à jouer les aveugles. Il décida que non.
— Attention à la marche, fit la jeune femme en poussant la porte battante du drugstore.
La pénombre qui régnait dans la boutique libéra David de la souffrance de l’éblouissement. Le monde cessa enfin de se présenter à lui sous l’aspect d’une juxtaposition de taches mouvantes, et les fantômes reprirent une apparence presque humaine. En tournant le dos à la fenêtre et en conservant ses lunettes noires, il jouissait d’une vision à peu près normale. Il découvrit qu’il était dans une boutique au plafond très bas. D’énormes poutres incurvées soutenaient les étages supérieurs. On y avait accroché des marchandises de toutes sortes : lampes-tempête, cordes, pelles, pioches, haches. C’était une échoppe de western qui aurait fait le bonheur d’un chercheur d’or. Une grosse femme se tenait derrière le comptoir, la bouche pincée, les cheveux ramenés sur la nuque en un chignon austère.
— Vous voulez quelque chose ? lança-t-elle à Emmy.
Des rires retentirent dans le dos de David. Les gosses de tout à l’heure se pressaient contre les fenêtres du magasin. À leurs gesticulations, le romancier comprit qu’ils lui faisaient des grimaces. L’odeur de sciure et de sève devenait entêtante, le sifflement de la scie circulaire chantait sur une note stridente qui finissait par faire mal. Emmy avait entrepris de faire des emplettes. Elle achetait pêle-mêle du corned-beef, du miel des montagnes, du sirop d’érable.
— Vous pouvez y aller, grommela la mégère, c’est pas du trafiqué. Le miel, y vient d’au-dessus d’chez nous.
— Vous avez des ruches ? interrogea David.
— Non, grogna la patronne. C’est du miel sauvage. De grosses abeilles californiennes comme on en trouve du côté de Palm Springs... Elles sont apparues comme ça. Y’en avait pas y’a quelques années, mais maintenant elles forment des essaims dans les arbres creux. Faut pas se mêler de les déranger.
David hocha la tête, ce qu’il entendait confirmait sa théorie. Orroway était bien là-haut. Il avait déménagé tout son petit monde : la mission et les ruches.
Il n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage car il capta les échos d’une conversation en provenance de la salle contiguë. On avait installé là un comptoir et quelques tables de bois. Une odeur de bière tiède stagnait dans la pièce mal aérée. Un ventilateur tournait au plafond à un rythme irrégulier, s’arrêtant parfois pour repartir avec un hoquet. Trois hommes étaient accoudés, le nez dans leur chope. Des plaques de liège, collées sur le mur du fond, étaient constellées de fléchettes. Une photo datant de la campagne du shérif LeRoy servait de cible.
— La femme de Beau s’est tirée, grommela l’un des buveurs. Elle lui a piqué son fusil et s’est débinée dans la réserve. J’suis sûr qu’elle est partie dégommer les ours.
— T’en sais rien, rétorqua quelqu’un dont David ne distinguait pas le visage. Elle s’est p’t’être fait sauter la tête. Elle a fait ça dans la forêt pour ne pas salir chez elle. C’était une maniaque de la propreté. Une vraie fille de la ville, toujours à se laver dix fois les mains.
— Non, non, reprit le premier buveur. Elle est partie en guerre contre les ours. Elle pouvait plus les blairer depuis qu’ils lui avaient bouffé son chat... Ça va faire des ennuis au pauvre Beau. On peut pas être garde forestier et accepter que sa femme flingue les grizzlys à tout va !
— De toute manière, elle était devenue dingue depuis qu’elle avait fait ce régime, conclut le troisième buveur de bière. V’s’avez vu comment qu’elle avait maigri ? Un vrai squelette ambulant. Elle s’était mise à raconter des trucs bizarres.
— Les gens de la ville ça peut pas s’acclimater chez nous, observa sentencieusement le premier. Ça n’a pas la santé nécessaire.
— C’est pas ça, grogna son interlocuteur. C’est à cause de ce régime, j’te dis. Elle avait acheté un flacon de potion à un colporteur du lac parce qu’elle se trouvait trop grosse, et ça lui a tapé sur la tête. Ça, et l’histoire du chat enlevé par les ours. Les gens de la ville sont tous cinglés... et ils nous apportent des maladies qu’on n’avait pas avant. Faudrait même pas leur donner le droit de s’arrêter ici. Y sont contagieux.
David s’éloigna. Emmy était en train de payer les provisions. Combien de temps allaient-ils encore devoir rester dans la boutique ? Dehors, les gosses s’agglutinaient autour du 4x4, grimpant sur les roues pour regarder à l’intérieur.
— Y’a un chien ! cria l’un d’eux. Y a un chien sous la couverture !
David tressaillit. Emmy laissa échapper la monnaie que lui tendait la grosse femme.
— Vous avez un chien ? s’enquit l’épicière. Faut pas le laisser enfermé dans la voiture en plein soleil, vous allez le faire crever ! Sortez-le, je vais lui donner à boire. Bon sang, vous z’avez donc pas d’cœur, vous, les gens de la ville ?
— Non, non, protesta Emmy, nous n’avons pas de chien. C’est très gentil à vous mais...
— Si ! vociféra le gosse. Y’a un chien... même qu’il bouge sous la couverture.
— Ouais ! Ouais ! approuvèrent les autres enfants. Y bouge ! Y bouge !
La commerçante fronça les sourcils. S’essuyant les mains à son tablier, elle fit le tour du comptoir.
— J’ai entendu ce que vous disiez à Malloy à propos du putois, dit-elle sèchement. Vous vous seriez pas mis dans la tête de le ramasser, au moins ? C’est nuisible ces bêtes-là, faut les détruire !
Écartant Emmy qui essayait de s’interposer, elle s’avança sur le seuil de la boutique.
— C’est vrai, M’âme Godwin, renchérirent les mioches. Y’a une bête qui se cache. Et elle pue sacrement !
L’épicière colla sa grosse face contre la vitre latérale, les mains appuyées sur le verre, de part et d’autre des oreilles.
— C’est ma foi vrai ! s’exclama-t-elle. Y’a une bestiole cachée. Qu’est-ce c’est ? Faut pas emmener de chien ou de chat dans la réserve, ça excite les ours ! Encore plus si c’est une bête blessée qui perd son sang. Vous voulez vous retrouver encerclés par les grizzlys ? Vous vous imaginez que votre bagnole vous protégera ? Vous vous faites des idées, ma petite ! Les ours vous mettront en pièces, et après les gens d’ici seront encore accusés d’avoir fait du mal aux touristes !
S’éloignant de la voiture, elle se campa au milieu de la rue, les poings sur les hanches.
— Malloy ! vociféra-t-elle. Amène-toi... Tes petits copains veulent se promener dans la réserve avec une bestiole blessée. Viens un peu voir ça !
David s’avança sur la véranda, mais le soleil le força à battre en retraite. La matrone se résumait à une grosse masse pulsative d’où émanaient des ondes de couleurs torturant son nerf optique.
À la confusion qui l’entourait, il devina qu’Emmy essayait de contourner le véhicule pour se glisser au volant. Il tenta à son tour de se rapprocher de la portière, mais les gosses se jetèrent dans ses jambes avec des rires espiègles, l’empêchant d’avancer.
— Pas de blague ma p’tite dame, fit la voix de Malloy. Faut pas oublier que c’est sur nous que ça retombe après... Les insinuations et le reste. En bas on s’amuse à nous faire passer pour des sauvages, alors qu’en réalité tout ça c’est la faute des touristes.
David repoussa les mioches qui s’accrochaient à ses jambes. Il n’aimait pas le ton gouailleur et complice des voix s’entrecroisant dans le brouillard.
— Laissez-moi passer, lança Emmy, dites à ces enfants de reculer, je vais faire marche arrière.
— Non, pas question, intervint Malloy. On ne peut pas vous laisser partir. C’est pour votre bien. En plus, les putois ont souvent la rage, c’est extrêmement contagieux. Si vous vous êtes écorchée et que votre sang s’est mêlé au sien, vous êtes dans de sales draps !
— Il ne s’agit pas d’un putois, protesta Emmy. Qu’est-ce que vous... Rendez-moi ça !
David comprit que le bûcheron s’était emparé du boîtier de verrouillage. Le « bip » le fit sursauter. Les mains tendues, il s’approcha du véhicule. Une mêlée agitait le brouillard, et il devina qu’Emmy essayait de s’interposer. La matrone s’était jetée dans la bagarre, empoignant la jeune femme par les bras. Il perçut le déclic de la portière qu’on ouvrait. Malloy était à l’intérieur, il se penchait par-dessus le siège, tendait le bras pour saisir la bâche.
— Wao ! s’écria-t-il. C’est bien un putois ! Mais un putois qui marche sur ses pattes de derrière ! C’est notre ami Jack la demi-portion ! Jack-qui-rétrécit-au lavage !
Les enfants éclatèrent de rire et se mirent à scander : « Jack-qui-rétrécit-au-lavage ! Jack-qui-rétrécit... »
— Foutez-moi la paix ! fit la voix tremblante du nain. Tirez-vous, bande de tarés, ou je vous arrose de plomb !
Il s’était probablement dressé, sa petite carabine à la main. Il parlait d’un ton aigu qui écorchait les oreilles. Malloy rugit.
— C’est nous que tu traites de tarés ? Et arrête d’agiter ce fusil, tu pourrais blesser les gosses ! Baisse cette carabine, j’te dis, ou je vais te flanquer une correction.
— Arrêtez, intervint Emmy. Laissez-moi faire marche arrière et n’en parlons plus.
— Pas question ! gronda le bûcheron. Ce gnome nous a insultés... Ce salopard de fœtus avarié... Range ce fusil !
— N’approche pas ! menaça le nain.
David sentait la panique l’envahir. Il savait que l’incident allait dégénérer. Jack était en train de perdre les pédales. Il l’imaginait sans peine, dressé à l’arrière du 4x4, épaulant sa petite carabine rouillée. Aux tressaillements du véhicule, il devina que le bûcheron s’était jeté en avant pour se saisir de l’arme. Le nain poussa un glapissement de frayeur. Une détonation sèche retentit, suivie d’un juron.
— Il a essayé de tuer Malloy ! hurlèrent les gamins en s’éparpillant. Jack le Putois a essayé de tuer Dick Malloy !
David s’écarta de la voiture et, marchant à reculons, tenta de réintégrer le magasin. Il ne pouvait pas rester à demi aveuglé alors que les choses étaient en train de mal tourner. De retour dans la boutique, il attrapa deux paires de lunettes noires bon marché sur un présentoir, les superposa à ses propres Wayfarer, et attacha les branches avec quelques morceaux du ruban adhésif que l’épicière utilisait pour fermer les paquets. L’addition des verres teintés lui permettait à présent de regarder à l’extérieur sans se mettre immédiatement à larmoyer.
— Hé ! Maggie ! hurlèrent les buveurs de bière. L’aveugle est en train de te voler des trucs !
David bondit dans la rue. La confusion était à son comble. Malloy avait saisi Jack par les poignets et le tenait à bout de bras, à un mètre du sol, comme s’il s’agissait d’un animal. La balle tirée par le nain avait ouvert une blessure en séton sur sa joue mal rasée. Les ouvriers de la scierie avaient sauté du camion, ils entouraient le 4x4.
— Il pue toujours autant, cet avorton, rugit Malloy. Je propose qu’on lui donne un bain !
— Ouais, approuvèrent les autres bûcherons, flanque-le dans le tonneau !
— Ça suffit ! ordonna Emmy en dégainant le Bulldog, posez cet homme sur le sol et écartez-vous !
Elle brandissait son arme en professionnelle, les bras tendus, la paume gauche calant la crosse pour empêcher le tremblement du poignet, mais cette maîtrise n’impressionna nullement les ouvriers qui l’encerclaient.
— Wao ! cria l’un d’eux. Elle a trop regardé la télé, c’te demoiselle !
Et, lançant sa grosse main en avant, il la referma sur l’arme avant qu’Emmy ait pu presser la détente. Le Bulldog disparut entièrement dans la paume du colosse qui n’eut qu’à secouer le bras pour expédier la jeune femme dans la poussière.
— C’t’un revolver de poupée ! gouailla-t-il en exhibant sa prise. Ça doit être le modèle pour la chasse aux papillons !
Jack se débattait, expédiant de pauvres coups de pied dans les jambes de son bourreau. Les gosses menaient grand tapage. Tapant des semelles sur le plancher de la véranda, ils scandaient : « Au bain ! Au bain ! Au bain ! »
— J’offre la lessive ! lança l’épicière. Mais frottez-moi ce cochon ! Sa puanteur est en train de faire tourner le lait de ma réserve !
— Pas besoin de lessive ! vociféra Malloy dont la chemise était rouge de sang. On va le frotter au sable !
La troupe prit la direction d’un fût de métal placé sous une gouttière. Les bûcherons entouraient le nain, lui arrachant un à un ses vêtements crasseux. Bientôt le petit homme fut nu, gesticulant pitoyablement. Malloy le tenait toujours à bout de bras, sans faiblir. Ramassant des poignées de poussière mêlée de cailloux, les ouvriers frictionnèrent le nain, lui écorchant la peau.
— À l’indienne ! s’exclama Malloy. Nettoyez-le à l’indienne !
Puis il jeta Jack sur le sol, et, le saisissant par les pieds, le roula dans les gravillons en décrivant des cercles. Un nuage de poussière jaune envahit la rue. David s’approcha d’Emmy et l’aida à se relever. La tête de la jeune femme avait heurté le pare-chocs du 4x4 et elle était groggy.
— Ils m’ont pris mon arme, balbutia-t-elle. Qu’est-ce qu’on peut faire ?
David songea au 45 Military Model qui alourdissait la poche droite de sa veste de cuir. Une envie sournoise était en train de s’emparer de lui, celle de faire un carton dans ce troupeau d’énergumènes, jusqu’à ce que la culasse claque à vide... L’envie de voir éclater ces gros crânes obtus...
Là-bas, Malloy avait soulevé Jack par les chevilles, et le tenait au-dessus du tonneau d’eau croupie, la tête en bas.
— Le bain ! Le bain ! criaient les enfants.
Jack disparut au fond du tonneau dans un geyser d’éclaboussures. La fureur crépita au long des nerfs de David comme une flamme remontant une traînée d’essence. Brusquement il sut pourquoi il était là : pour anéantir ce village et n’épargner personne... Le nain ne comptait plus, ce n’était qu’un prétexte. Il lui fallait tirer, tirer sur ces dos gras et musculeux qui distendaient les chemises à carreaux. Il aurait aimé disposer d’un lance-flammes, d’une mitrailleuse, d’un canon...
« Oui, exultait le rat dans sa tête. Tu sais bien que tu es fait pour ça ! Tu en as toujours eu envie... Il y a si longtemps que tu attends ce moment ! Tu as quarante-trois ans, il est temps que tu te fasses enfin plaisir ! C’est l’occasion ! L’occasion ou jamais ! Sauve ton copain et tue-les tous ! Tu vas voir comme ce sera bon ! »
David plongea la main dans la poche de la veste de cuir. Il y voyait assez bien pour faire un carton. Il leva le gros 45 de l’armée et manœuvra la culasse pour faire grimper une balle dans la chambre. Ce fut ce bruit d’acier raclant l’acier qui fit se retourner l’épicière.
— Hé ! hurla-t-elle. Voilà l’aveugle qui se prend pour Butch Cassidy !
Et, d’un revers de main, elle balaya les lunettes superposées tenant en équilibre précaire sur le nez du romancier. Une blancheur douloureuse transperça la rétine de David qui leva le bras pour se protéger. L’instant d’après, le pistolet lui fut arraché, et il faillit se casser l’index sur le pontet.
— Salopard d’infirme ! grogna la matrone en lui expédiant un coup de crosse sur le front.
Cette fois, David tomba à genoux dans la poussière. Le sang lui coula dans les yeux et le long du nez. Il n’entendait plus qu’une énorme rumeur tout autour de lui, un vacarme de fin du monde fait de mugissements. Il tâtonna au hasard, essayant de localiser les lunettes. Un coup de pied dans la poitrine le rejeta sur le dos.
— J’vais te calmer, moi ! rugit la mégère. Tu croyais pouvoir venir chercher la bagarre, hein ? C’est en bas qu’on vous raconte des choses comme ça ? Vous vous imaginez pouvoir vous défouler sur nous, comme au jeu de massacre ? On n’est pas si bêtes, mon gars !
Elle frappait de toutes ses forces, et David encaissait les coups sans les voir arriver. Il comprit qu’Emmy tentait de s’interposer.
— Toi, la putain, j’vais te dresser ! rugit l’épicière. Si c’est pas malheureux, une fille de ton âge avec un vieux qui pourrait être ton père !
Pendant que les deux femmes se battaient, David posa la main sur les lunettes qu’il se dépêcha de chausser. La poussière soulevée par l’attroupement emplissait la rue d’un brouillard jaune irrespirable. Il se redressa en titubant et courut vers la voiture. Privé de son arme, il ne savait plus que faire. La poitrine lui faisait mal et il se demanda s’il n’avait pas plusieurs côtes brisées. Il s’adossa à la calandre du 4x4, le temps de reprendre sa respiration. Là-bas, on avait renversé le tonneau dont Jack essayait de s’extraire à quatre pattes. Le petit homme toussait et suffoquait, mais les bûcherons continuaient à s’acharner sur lui.
— C’est vrai que t’étais un champion du lancer de nains ? vociférait Malloy. Y paraît que tu volais plus loin que tous les autres ! On va voir ça... Hé ! les gars, attrapez-le par les ailerons !
— Non ! supplia Jack. Ma tête... J’ai été blessé... ma tête !
L’eau ruisselait sur son crâne, laissant apercevoir entre les touffes de cheveux une grosse cicatrice courbe qui zigzaguait jusqu’à la tempe droite.
— Il s’est toujours vanté d’avoir travaillé dans un cirque ! lança Malloy, on va voir si c’est vrai !
Se plaçant de part et d’autre du nain, deux hommes l’avaient saisi, chacun le tenant par un bras et une jambe. Ils le balançaient à présent d’avant en arrière pour lui donner de l’élan. Malloy hurlait le compte à rebours.
— On va former des équipes ! rigola l’un des bûcherons. Celle qui gagnera paiera une tournée générale. Il faut un arbitre pour mesurer les lancers !
À zéro, Jack fut violemment projeté dans la rue. Il décrivit un vol plané d’une dizaine de mètres avant de s’abattre dans la poussière.
— Comptez les pas ! Comptez les pas ! ordonna Malloy. Faut faire ça sérieusement !
David se redressa. Les douleurs de sa poitrine s’étaient déjà estompées. La voix du rat lui emplissait les oreilles.
« Qu’attends-tu ? sifflait-elle. Monte dans la voiture et fonce dans le tas ! Écrase-les tous ! Ce sera un vrai plaisir d’entendre craquer leurs os contre le pare-chocs. Vas-y ! Donne-toi un peu de bonheur, il y a si longtemps que tu te retiens ! »
David essuya le sang qui lui coulait sur le visage. Et soudain, alors que les bûcherons jetaient Jack dans les airs pour la troisième fois, il sut ce qu’il devait faire...
P’pa lui faisait signe, depuis le seuil du drugstore. Il était toujours noir et calciné, mais il levait au-dessus de sa tête une grosse boîte d’allumettes qu’il secouait en signe d’invite.
Le feu... Le feu, bien sûr.
Allumer un incendie dans une ville en bois, à cinquante mètres d’une scierie, pouvait-on imaginer de plus belles retrouvailles ?
« Tu vas ouvrir la porte, fils, disait George Sarella. Tu vas foutre le feu à ce village d’abrutis, et je sortirai des flammes. Tu me dois bien ça, non ? C’est à ton tour de descendre en bas, fils. J’ai besoin de vacances. Prends les allumettes... Dépêche-toi. »
David tendit la main, mais P’pa avait disparu. Poursuivant sur sa lancée, le romancier entra dans la boutique. L’effet des gouttes oculaires était en train de s’estomper et il fut forcé de relever les lunettes sur son front pour s’y reconnaître. Il trouva très vite ce qu’il cherchait : les bidons de pétrole lampant. Il dévissa trois bouchons et renversa le liquide sur le plancher. Le bar était vide, toute la population de Groinstown se tenait rassemblée dans la rue. David recula, sortit son Zippo pour enflammer un livre de prières qu’il jeta derrière le comptoir. Les flammes se dressèrent pour aller lécher les poutres du plafond. En l’espace de deux secondes, une chaleur insupportable envahit la boutique. David rajusta ses Wayfarer et bondit dehors. A présent il pouvait conduire. Il se glissa au volant et démarra, cherchant à localiser Emmy dans le nuage de poussière jaune. Elle se battait toujours avec l’épicière qui encaissait ses coups sans reculer d’un pouce. Il klaxonna. La mégère tourna la tête, aperçut le panache de fumée qui sortait du drugstore et poussa un cri déchirant. Emmy contourna le véhicule, se hissa sur le siège. Elle saignait du nez et de l’arcade sourcilière.
— Vous avez mis le feu ? balbutia-t-elle. Ça ne servira à rien, ils vont nous lyncher...
Mais David ne l’écoutait pas. Une joie mauvaise l’habitait. Il lança la voiture au milieu des hommes, les forçant à s’écarter, les frôlant parfois. Il pesta, s’énervant de leur rapidité. Il aurait aimé en écraser au moins un, Dick Malloy de préférence !
Il freina à la hauteur de Jack, ouvrit la portière pour se saisir du nain effondré dans la poussière. Le petit homme semblait avoir perdu connaissance. Il avait le visage en sang.
— Au feu ! Au feu ! hurlait l’épicière.
Le cri d’alarme empêcha les bûcherons de se jeter à la poursuite de la voiture, aussi David put-il hisser Jack à l’arrière du 4x4.
— Mais c’est idiot ! se lamentait Emmy. Où comptez-vous aller ?
À travers le pare-brise, elle désignait le camion qui bouchait toujours la sortie du village. David freina à la dernière seconde, manquant d’emboutir le trente tonnes.
— Dans la cabine... haleta-t-il. Les clefs sont peut-être au contact. Essayez de le déplacer...
— C’est trop tard ! gémit la jeune femme. Les voilà !
C’était vrai. Des hommes armés de haches étaient en train de contourner le camion. Ceux qui se trouvaient sur la plate-forme de chargement bombardaient le 4x4 avec des planches de cinq mètres qui explosaient en touchant le capot. Le pare-brise éclata. David enclencha la marche arrière. La sciure en suspension dans l’air s’enflammait et le vent avait l’air de charrier des lucioles ou des confettis incandescents. C’était très beau.
— On est encerclés ! hurla Emmy. Faites quelque chose !
David jeta le véhicule dans une rue transversale, mais il emboutit presque aussitôt une fourgonnette garée dans le passage. Le choc faillit lui faire traverser le pare-brise.
— Il faut descendre ! lui cria la jeune femme. Ne restons pas là-dedans... Essayons de filer vers la forêt !
Elle ouvrit la portière tordue à coups de pied. David l’imita, puis chargea Jack sur ses épaules. Le nain n’avait toujours pas repris connaissance. À peine étaient-ils sortis du véhicule que la foule se rua aux deux extrémités du passage. David aperçut une sorte de grange en face de lui. Un bâtiment blanc surmonté d’une enseigne en forme d’ours.
— Là-dedans ! cria-t-il à l’adresse d’Emmy. Entrons là-dedans et bloquons les portes !
Ils se jetèrent dans le hangar de bois où régnait une forte odeur de peinture. En les voyant surgir, un vieil homme lâcha son pinceau et s’enfuit. David déposa Jack sur le sol et vint aider la jeune femme à rabattre les panneaux de bois. Au moment où ils faisaient retomber la barre de fermeture, la foule se jeta contre la porte, faisant gémir les planches. La poutre était solide, David estima qu’elle tiendrait bon. Il fit rapidement le tour des lieux pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre accès. Des enseignes encombraient le hangar, sans doute destinées aux commerces de la station : un poulet frit, une chope de bière, un énorme patin à glace. Une échelle menait à l’étage supérieur. David l’escalada. Il déboucha dans un atelier de menuiserie. Une seule fenêtre s’ouvrait au ras du toit en pente. Les vociférations de la foule emplissaient la ruelle. Des dizaines de poings s’abattaient sur la porte de la grange, essayant de forcer le passage.
Un gamin aperçut le romancier penché au-dessus du vide et le désigna du doigt. Des projectiles furent lancés dans sa direction : bouteilles vides, pierres, marteaux...
— David ! cria Emmy qui avait elle aussi escaladé l’échelle. On ne tiendra pas longtemps. Malloy est parti chercher un tronc d’arbre pour faire bélier ! Ils vont s’y mettre à dix mais ils enfonceront la porte ! Vous nous avez foutus dans une sacrée merde ! S’ils entrent ici ils nous lyncheront. Le drugstore est en feu !
— Occupez-vous de Jack ! ordonna David. Essayez de lui faire reprendre connaissance.
— Je me fiche pas mal de Jack ! tempêta la jeune femme. Ils l’ont déjà à moitié tué, c’est de nous qu’il s’agit.
— Descendez ! gronda David. Faites-lui boire un peu de gnôle, il y en a une cruche près des pots de peinture.
Emmy battit en retraite. Dès qu’il fut seul, le romancier plongea la main dans sa poche et saisit à pleine main le module de communication que lui avait remis Sebastiano Gracci.
— Gracci, fit-il en élevant le cube de plastique à la hauteur de sa bouche. J’espère que vous m’entendez. Je suis à Groinstown, sur le versant du volcan, en pleine forêt, juste au-dessous de la réserve. Dans quelques minutes des types vont entrer ici et me mettre en morceaux... Je suis dans une espèce de grange peinte en blanc, avec une enseigne en forme d’ours au-dessus de l’entrée. Essayez de faire quelque chose. Ne me laissez pas tomber, vous feriez une erreur. Je crois savoir où se cache Orroway.
Il se tut, regarda l’appareil, ne sachant s’il devait répéter son message. L’absence de boutons, de voyants ou de micro le mettait mal à l’aise. Il se sentait aussi idiot que s’il avait parlé à une boîte de bière vide !
Il se colla contre l’encadrement de la fenêtre pour suivre le déroulement des événements. En bas, les hommes tapaient sur le 4x4 avec des pioches et des masses. Ils avaient arraché le capot et mis le moteur en miettes. Toutes les vitres avaient volé en éclats et les pneus se réduisaient à des lambeaux de caoutchouc. Malloy apparut. Aidé de cinq bûcherons, il remorquait un tronc fraîchement écorcé qui constituait un magnifique bélier. La foule s’ouvrit pour lui laisser le passage. David battit en retraite, essayant d’imaginer quelle forme prendrait l’intervention de Gracci. Il n’eut pas le temps de s’interroger davantage car un choc puissant courut le long de la façade. Malloy et ses amis martelaient la porte. Planches et charnières gémissaient sous l’assaut, et, si l’on ne faisait rien, les battants ne tarderaient pas à céder.
— Emmy ! cria le romancier. Venez m’aider ! Vite !
Saisissant tout ce qui lui tombait sous la main, il fit passer par la fenêtre chaises, tabourets, outils de menuiserie et morceaux de bois. La jeune femme vint le secourir ; à eux deux, ils jetèrent les enseignes sur la tête des assaillants. Des rugissements de haine accueillaient chaque nouvelle avalanche.
— On vous aura ! hurla Malloy. Bon Dieu ! On vous collera sous la grande scie, entre deux planches !
David voulut pousser l’établi dans le vide, mais il était trop large pour passer par la fenêtre. L’atelier ne recelait plus aucun projectile. Les coups de boutoir reprirent, faisant trembler le parquet.
— Les charnières vont lâcher, balbutia Emmy. Le chambranle est à moitié pourri. Est-ce qu’on ne devrait pas essayer d’arracher les planches pour sortir par derrière ?
— Je crois qu’ils encerclent le hangar, observa David. Écoutez, ça tape de tous les côtés...
Ils tendirent l’oreille. On martelait les parois aux quatre points cardinaux. Chacun y mettait du sien, essayant de s’ouvrir un passage à coups de hache pour investir le refuge.
— Ils seront ici dans cinq minutes, murmura la jeune femme. C’est fichu, on ne s’en sortira pas.
Au moment où David allait répondre, le ronronnement d’une hélice retentit, annonçant l’approche d’un hélicoptère. Le romancier s’approcha de la fenêtre, essayant de localiser l’appareil. Il apparut au-dessus de la ligne des arbres, il se déplaçait à 150 km/h en piquant légèrement du nez. C’était un Huey vert olive, sûrement une machine de surplus rescapée du Viêt-Nam. David lâcha un juron. C’était stupide ! Qu’espérait donc Gracci ? Leur lancer un harnais et les récupérer sur le toit du hangar ? Il leva les yeux pour inspecter le plafond au-dessus de sa tête. Il ne vit pas de trappe.
« Trouver une échelle, pensa-t-il confusément, arracher le revêtement et se glisser dehors... »
Ça prendrait une éternité !
Emmy s’était penchée afin d’examiner l’appareil qui se déplaçait en cercle, frôlant les toits pour localiser la grange.
— Ce n’est pas la police ! lança la jeune femme. Il n’y a aucune immatriculation sur le fuselage... D’où sort ce truc ?
Le vacarme du rotor couvrit ses paroles. Le souffle des pales chassait la poussière le long des rues, aveuglant les badauds. David aperçut Maggie, l’épicière, qui se débattait dans la tourmente, les bras levés.
Tout de suite après, il entendit vrombir les abeilles...
Un énorme essaim traversait la ville à toute vitesse. Cela vibrait, sonnait, déchirait, avec une curieuse stridence métallique. Il ne comprit ce qui se passait qu’en voyant la patronne du drugstore exploser au milieu de la rue. Son gros corps se volatilisa brusquement dans une buée écarlate, son torse se désagrégeant à la manière d’une statue touchée par une balle à pointe creuse. La rafale poursuivit son chemin derrière elle, pulvérisant la façade de la boutique. Alors, seulement, David aperçut le canonnier de flanc, debout dans la découpe de la porte grande ouverte de l’hélicoptère, les mains rivées aux poignées de la M.60 crachant ses douilles de laiton. Le vrombissement du rotor couvrait le bruit de l’arme, et, en l’absence d’explosions, les maisons de bois avaient l’air de se défaire sous l’effet d’un tremblement de terre ou d’une tornade. Le Huey se déplaçait vite et bien, tournant autour du village sans cesser d’arroser les toits et les rues. Les bâtisses de planches se disloquaient sous les rafales, sciées sur toute leur hauteur par les balles blindées à haute vélocité. Toutes les planches de la scierie volèrent dans les airs en un chaos d’esquilles et de sciure vaporisée. La grande scie circulaire fut arrachée de son axe et se mit à rouler dans la grand-rue, tel un pneu lancé par des gosses facétieux.
Dès les premières rafales, Malloy et ses acolytes avaient laissé tomber le bélier pour faire face à l’agresseur. Déjà, les bûcherons couraient, la cartouchière jetée sur l’épaule, levant vers le ciel de gros 30.06 à chargement par levier. Les balles allumèrent des étincelles sur le fuselage de l’hélicoptère qui effectua aussitôt un nouveau passage. Les abeilles de fer bourdonnèrent plus fort, et David vit les hommes se soulever du sol en battant des bras. La rafale les éparpillait, les jetait en l’air ou les projetait dans le fouillis des décombres. Malloy se retrouva seul au milieu de la rue labourée. De grosses échardes étaient plantées dans son dos et ses cuisses, mais il ne semblait pas s’en rendre compte. Il avait mis l’hélicoptère en joue, et tirait méthodiquement, les jambes écartées, la tête rentrée dans les épaules, faisant craquer le levier de chargement à un rythme régulier.
Et, tout à coup, sa tête disparut... ses bras s’envolèrent, détachés du tronc mais tenant toujours le fusil. Seul son corps demeura au milieu de la rue, incomplet, oscillant sur lui-même comme s’il réfléchissait pour savoir s’il allait tomber sur le ventre ou sur le dos.
Le Huey fit encore deux passages, le temps d’éparpiller les dernières maisons. Autour du hangar où David et Emmy avaient trouvé refuge, il n’y avait plus désormais une seule bâtisse intacte. Groinstown se réduisait à un monceau de décombres dont certains commençaient déjà à brûler.
Puis la mitrailleuse se tut, et l’hélicoptère s’immobilisa en vol stationnaire à la verticale du village dévasté. Le canonnier avait abandonné son arme pour examiner le hangar à l’aide de grosses jumelles militaires. David s’avança dans la découpe de la fenêtre et ébaucha un signe de la main pour signaler qu’il était toujours en vie. Aussitôt, le Huey glissa sur tribord et fila au-dessus de la forêt, rasant la cime des arbres. En quelques secondes, il était hors de vue.
Un silence effrayant planait sur le village, seulement troublé par les craquements des maisons qui achevaient de se défaire. La main d’Emmy se referma sur le bras du romancier, lui broyant le biceps.
— Bordel ! cracha la jeune femme. Qu’est-ce que c’était ? C’est toi qui as déclenché ça ? Comment ? Comment ?
Elle saisit David par les revers de sa veste de cuir et le secoua sans obtenir de réponse. De la paume, elle tâta les poches du vêtement, et localisa le cube plastifié du module.
— C’est quoi ? siffla-t-elle en l’examinant. Un mouchard ? Une balise ?
Elle jeta le boîtier sur le sol et l’écrasa d’un coup de talon.
— C’est Gracci, haleta-t-elle. C’est Gracci qui t’a donné ça ! J’aurais dû y penser ! Tu n’as jamais joué franc jeu ! Oh ! J’ai été idiote !
David se dégagea d’une bourrade. Il n’éprouvait pas le besoin de se justifier. La mort des gens de Groinstown le laissait complètement froid. « Ils l’ont bien cherché ! ricana le rat dans sa tête. Bon Dieu, il leur fallait une bonne fessée... Voilà qui va leur remettre les idées en place ! »
Sans plus s’occuper de la jeune femme, il descendit au rez-de-chaussée pour ausculter Jack. Le nain n’avait toujours pas repris connaissance et il saignait abondamment du nez. David se demanda si le petit homme ne souffrait pas d’un nouveau traumatisme crânien. Il résolut d’aller chercher de quoi le panser et le vêtir. Des vêtements d’enfant feraient sans doute l’affaire.
Il sortit du hangar et regarda autour de lui. Groinstown n’existait plus. Les maisons se réduisaient à des piles de planches en vrac. Des armoires, des lits, avaient roulé dans la rue. Les rafales avaient ouvert de profonds sillons dans le sol, scié les poutres et les charpentes, transformé les voitures en passoires de métal. Des femmes s’enfuyaient, poussant leurs enfants devant elles. Des bûcherons blessés battaient en retraite, la tête enveloppée dans un torchon, jetant à David des regards épouvantés comme s’ils se demandaient qui était véritablement cet étranger capable de déchaîner la foudre lorsqu’on lui cherchait noise. Tous filaient vers les bois, se soutenant l’un l’autre, sans se soucier de secourir les blessés ou d’éteindre les incendies naissants. David remonta lentement la rue principale. La grande scie circulaire arrachée de ses montants avait terminé sa course dans la calandre d’un camion, coupant le pare-chocs et le radiateur en deux. Des corps jonchaient le sol, déjà recouverts de poussière jaune. Maggie l’épicière était encore reconnaissable à son tablier démodé. David s’étonna de ne rien éprouver, ni horreur ni culpabilité. « C’est à cause de moi, se répétait-il. C’est à cause de moi... » Mais rien ne venait, ni la honte ni la peur.
« Tu n’as rien à te reprocher, lui susurra le rat. C’étaient des tarés, ils t’auraient lynché s’ils avaient pu te mettre la main dessus. On devrait te décorer pour ce que tu viens de faire. C’est une œuvre de salubrité publique ! »
Enjambant la dépouille de la matrone, il s’avança dans les décombres du drugstore. Des silhouettes prirent la fuite à son approche. Il s’agenouilla, écartant les planches en vrac, fouillant au milieu des objets éparpillés. Où se trouvait donc le rayon des vêtements ? Il avait pourtant vu des chemises et des jeans sur une étagère lorsqu’il était entré dans la boutique !
Les décombres empestaient la bière et le mauvais whisky. Bouteilles et tonneaux avaient été réduits en miettes, mêlant leur contenu. Il finit par dénicher ce qu’il cherchait : une chemise et un pantalon de gamin. Il poursuivit néanmoins ses fouilles, récupérant tous les objets qui pourraient se révéler utiles au cours de l’ascension.
Le silence était tel qu’il entendit Emmy s’approcher.
— Il n’y a plus une seule voiture utilisable, annonça-t-elle. J’ai ramassé ça, ça pourra toujours servir.
Elle tenait un fusil à pompe et une cartouchière de cuir.
— Vous voulez continuer ? interrogea David.
— Bien sûr, répliqua la jeune femme. Pas vous ? Si on trouve Orroway, vous pourrez au moins vous raconter que ce carnage aura servi à quelque chose !
— Ne me faites pas la morale, grogna David. Je ne pouvais pas savoir que Gracci déclencherait l’opération « Attila » ! Jusqu’au dernier moment j’ai cru que l’hélico allait nous jeter une échelle de corde.
— Okay, soupira Emmy. Vous verrez ça avec votre confesseur. À mon avis, il vaut mieux décrocher au plus vite. Essayez de rassembler un paquetage à peu près correct et venez me retrouver au hangar. Voyez si vous pouvez dénicher des cirés, il nous faudra sûrement dormir en forêt.
David poursuivit son exploration un moment encore, extirpant des boîtes de conserve aplaties qu’il essayait d’entasser. Puis une crainte absurde s’empara de lui : celle d’apercevoir le visage de P’pa au milieu des débris. Une tête noire, goudronneuse, qui surgirait des planches pour lui faire un horrible clin d’œil.
« Hé ! dirait-elle. T’as vu ça, fiston ? On leur a bien botté le cul à ces ploucs ! »
Il savait que c’était absurde, mais il préféra s’écarter. Il jeta les conserves dans un sac et revint sur ses pas. À l’intérieur du hangar, Jack reprenait connaissance. Il était très pâle et roulait des yeux égarés.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? balbutiait-il. Il y a eu un bombardement ou je suis en train de perdre la boule ?
Personne ne lui répondit.
Emmy récupéra le sac à dos dans l’épave du 4x4 et le bourra de provisions. La valise d’acier contenant les « médicaments » et les flacons de glucose avait été massacrée à coups de hache, si bien qu’il ne restait plus rien de l’équipement de première urgence fourni par Corckland Industries. Bouteilles, ampoules, injecteurs formaient un magma de tessons et de ferraille tordue au fond des alvéoles de mousse.
— Nous n’avons plus de roue de secours, constata la jeune femme. Tiendrez-vous le coup jusqu’au sommet ?
— J’essaierai, soupira David. Si je perds les pédales, assommez-moi.
— Ne dites pas de conneries, siffla Emmy. Il n’y a qu’au cinéma qu’on assomme les gens à tout bout de champ. Dans la réalité, lorsqu’on flanque un coup de crosse sur la tête d’un bonhomme, on a toutes les chances de le transformer en légume pour le restant de ses jours !
Pendant qu’ils parlaient, Jack avait enfilé les vêtements d’enfant sortis des décombres du drugstore.
— Mais j’ai pas de chaussures, répétait-il toutes les trente secondes. Bon sang ! Où sont passées mes godasses ?
Quand ils estimèrent avoir rassemblé le paquetage nécessaire, Emmy donna le signal du départ.
— La fumée va provoquer la venue du shérif, dit-elle. Je ne veux pas me retrouver nez à nez avec cet abruti. Allons-y. Personne ne nous poursuivra dans la forêt.
David n’en était pas aussi sûr, mais il obéit.
Ils se mirent en route, Jack fermant la marche. Le nain saignait toujours du nez, il était très pâle.
Laissant le village derrière eux, ils s’engagèrent sous le couvert.